Elle a dit : « Mais que c’est beau ! »

En ce moment, je ploie sous le poids de plusieurs récits qui me font mal à la tête et aux épaules. Je les trouve encombrants, je les traîne depuis tellement longtemps ; ils sont usés jusqu’à la corde, j’en connais le moindre mot et pourtant, mon Dieu qu’ils sont puissants et agissants.

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4 min ⋅ 30/11/2025

Il y a des milliers et des milliers de livres, disposés sur des étagères, comme dans n’importe quelle bibliothèque. Celle-ci à Montréal porte parfaitement son nom : La Grande Bibliothèque. 

Je suis installée dans un petit box semi-ouvert ; cela signifie que j’ai juste de quoi me cacher pour travailler consciencieusement, sans pour autant être enfermée.

Au cours de le journée, deux personnes prendront place à ma droite.

La première est une jeune fille. Je dirais qu’elle a quelque chose comme 16 ou 17 ans. Elle arrive, elle me lance un sourire très discret mais quand même franc. Elle branche son téléphone sur la prise et pendant deux heures, elle scrolle. Elle est si penchée sur son écran de téléphone que son nez est à 10 centimètres de la table. Elle a gardé son blouson sur le dos. Vers midi, elle sort une barre sucrée, quelque chose comme un Mars ou un Twix mais ce n’est ni un Mars ni un Twix. Elle en avale deux comme ça. Puis, elle débranche son téléphone, entortille vaguement le câble et s’en va.

La seconde personne est un vieux monsieur. Je ne sais pas lui donner d’âge précis. Il a les cheveux gris et gras. Sur la table, il dispose deux crayons de papier et un taille crayon (le modèle sans réservoir), un réveil à aiguilles d’environ 15 centimètres par 15 centimètres dont il met l’écran face contre la table, un bloc notes, et il ouvre un livre sur les trains. Je ne sais pas combien de temps nous serons côte à côte - peut-être 3, 4 heures. Quand je relèverai la tête 27 fois en 7 secondes parce qu’un type aura décidé d’avoir une conversation en visio et sur haut parleur avec un pote entre deux étagères de livres, lui ne relèvera pas la tête une seule fois. Il a les ongles longs et coupés inégalement, noirs en-dessous. Sur sa feuille, il note tout un tas de choses avec son troisième crayon de papier qui fait à peine la taille d’un doigt. Régulièrement, il soulève son réveil noir et blanc pour consulter l’heure.

Vers 18 heures, j’ai moi aussi quitté la grande bibliothèque de Montréal. En descendant les marches de verre, je sentais tout un tas de petites histoires danser en moi dont certaines tellement faciles que j’en ai eu honte. Je suis souvent stupéfaite des voies toutes tracées que les histoires aiment prendre si on les laisse faire. L’histoire facile de la jeune accro à son téléphone, qui ne lit pas, mange mal. L’histoire évidente du vieil homme solitaire qui ne trouve plus compagnie qu’auprès des livres et des trains.

Je me suis dit que les histoires ne cherchent pas la vérité et que nous avions la possibilité de leur demander ce que nous voulions. Je n’avais aucun enjeu à écrire une histoire juste sur cette jeune fille et ce vieil homme, hormis le plaisir de glisser dans l’onctuosité de la fiction, d’y déployer tout mon pouvoir hégémonique, et de céder aux sirènes de l’imagination. Mais pas d’enjeu d’être utile pour elle ou pour lui, de les aider, des les honorer. Rien à transmettre à personne, rien à célébrer, aucune trace à laisser, aucune mémoire à solidifier. Rien. Mais me redire ceci en revanche : nous sommes tous victimes de certains récits ; des récits faciles, à côté, des récits qui se trompent, qui cadenassent, qui nous plantent. Je me suis redit à moi-même à quel point ce qui m’intéressait était les autres récits. Ceux dont on a besoin, ceux qui libèrent, ceux que l’on choisit de porter sur soi et éventuellement vers les autres.

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Par Aurélie Jeannin

Les récits que nous faisons de nous sont très puissants. Certains nous ligotent, nous limitent. D’autres nous portent de façon grandiose et libérée. Je m’appelle Aurélie Jeannin. J’accompagne par le récit, sous des formes diverses.

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