Elle a dit : « On ne peut pas avoir tout ce qu’on veut dans la vie. »

Je me demande quels pays, quelles cultures portent quels fardeaux, quelles transmissions, dans ses préceptes, ses proverbes et ses injonctions. Y a-t-il une géographie des « il faut » et « il ne faut pas », des « on peut » et « on ne peut », des « on doit » et « on ne doit pas » ?

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4 min ⋅ 16/11/2025

Elle assaisonne les avocats dont je viens d’écraser la chair à la fourchette. Le jus des citrons verts coule dessus. Elle ajoute les oignons coupés en lamelles et elle dit, de sa voix si douce : « On ne peut pas avoir tout ce qu’on veut dans la vie. » Dehors, le Québec offre sa première neige, alors que le mois de novembre n’a même pas atteint sa moitié encore. Elle a son accent et j’ai le mien. Des milliers de kilomètres et de différences distinguent nos histoires. Il y a aussi des milliers de points communs qui rassemblent nos vies. Nous sommes vraiment tous différents et nous nous ressemblons vraiment tous énormément. Je me disais ça l’autre jour dans le train qui m’emmenait vers New-York. Je les regardais y aller eux aussi, je regardais toutes leurs habitudes et leurs gestes huilés, à ces Américains dont je ne suis pas. J’essayais de mesurer les écarts entre nos vies. Et puis, une femme s’est endormie, la bouche ouverte. Nos fatigues se ressemblent, nos corps et leurs expressions aussi. Les avocats sont verts et leur chair est grasse. Chez moi comme ici, le citron apportera une pointe d’acidité délicieuse. On aurait tort de se croire si différents les uns des autres.

Quand elle me dit « On ne peut pas avoir tout ce qu’on veut dans la vie. », je me demande quels pays, quelles cultures portent quels fardeaux, quelles transmissions, dans ses préceptes, ses proverbes et ses injonctions. Y a-t-il une géographie des « il faut » et « il ne faut pas », des « on peut » et « on ne peut », des « on doit » et « on ne doit pas » ? Je soupèse en moi la tristesse que génère cette phrase lorsqu’elle m’atteint. Je me dis que c’est rarement un compliment lorsque l’on vous dit « Tu ne sais pas ce que tu veux. » mais que l’on s’empresse aussi de vous dire  « On ne peut pas avoir tout ce qu’on veut dans la vie. » Je me demande ce que c’est « tout », comment se borne « la vie » et qui est ce « on » qui a décidé qu’il n’était pas possible d’avoir tout ce qu’on veut dans la vie. L’oignon pique les yeux mais cette phrase, qui peut en mesurer l’impact et la puissance castratrice ? Nous permet-elle de veiller à surtout nous contenter de ce que nous avons pour ne pas souhaiter partir, explorer comme la chèvre de Monsieur Seguin, risquer de nous brûler les ailes en voulant toujours plus (et que fait-on de ces moments de vie où l’on veut moins ?) ? Est-ce que c’est une phrase dont nous avons besoin pour calmer nos ardeurs ? Ou peut-être pour parvenir à prendre des décisions et faire des choix sans crever de ce à quoi nous renonçons alors ? C’est une phrase si utile quand on est parents… Comment lui résister ? Pourquoi lui résister ? Comment en sortir si précisément, on veut tout ? Et si vouloir tout, le croire possible, travailler à le mettre en oeuvre, nous permettait de trouver des ressources inimaginables ? Nous permettait d’avoir ce qui nous convient. « Tout » ne veut rien dire. « Tout » est un vide qui se pavane, bombe le torse, croit en sa supériorité alors que moi, je crois que « Tout » n’est pas plus puissant que « Rien », que « Moins », que « Et ».

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Par Aurélie Jeannin

Les récits que nous faisons de nous sont très puissants. Certains nous ligotent, nous limitent. D’autres nous portent de façon grandiose et libérée. Je m’appelle Aurélie Jeannin. J’accompagne par le récit, sous des formes diverses.

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