Elle a dit : « Vous êtes un peu perdus ? Suivez-moi. »

Les vérités seraient des récits que l’on étaye et auxquels on croit. Les angles réduiraient nos façons de voir, conduiraient avec fermeté nos façons de penser et d’agir. Qui peut exiger la constance des humains ?

Retour au récit
4 min ⋅ 21/09/2025

Nous roulons sur les grandes routes vallonnées, en fixant la ligne jaune qui nous dit où nous sommes. Sur un trajet de 20 minutes, mon fils décompte pas moins de 63 pick-up. Colter Wall dans les oreilles. Je m’extasie devant chaque maison ; du bois, un porche, un fauteuil sur lequel se balancer. Des arbres partout. Nous sommes au Canada, pour le moment calés entre un parc national et une réserve faunique, dans un village qui a pour devise « Nous sommes de lacs et de rivières ». A quelques minutes d’arriver au chalet où un ami nous accueille, après 12 heures de voyage et un décalage horaire que nos corps n’ont pas encore encaissé, nous sommes détournés en raison de travaux. Nous nous arrêtons sur le bas-côté pour regarder notre GPS. L’aventure attendra, nos organismes épuisés ont besoin de certitudes. Une voiture s’arrête à notre hauteur. La conductrice a les cheveux violets et deux grands chiens à l’arrière : « Vous êtes un peu perdus ? Suivez-moi, je vous emmène jusqu’au village. » Nous sourions bêtement et nous mettons dans sa roue. Au village, elle s’arrête, descend de son véhicule, nous demande où nous allons précisément, va demander conseil à son cheum, cherche sur son GPS. Nous n’avons plus besoin d’aide, nous savons vers où nous diriger désormais, mais tous deux continuent de chercher comment nous aider encore. Un peu plus. Ce n’est pas exagéré, ils n’en font pas des caisses. L’aide apportée se fait même sans sourire spécifique. Elle s’exprime simplement, comme une façon de marcher, comme on n’observe plus ce qui est naturel. Et c’est ainsi que nous entrons au Canada. Comme partout ailleurs, avec la naïveté de penser que Tous sont à l’image de ce Un.

Je reste stupéfaite, abasourdie en quelques sortes. Être aimable, être gentil, être serviable lorsqu’on vous demande de l’aide est une chose. Mais aller dans la direction de celui qui ne demande rien, lui proposer son aide alors que rien n’est ni attendu ni exigé me semble être tout autre chose. Ce matin, je me demande quels sont les territoires de la gentillesse. Sur mon smartphone, l’algorithme me propose une publication que je n’avais pas envie de voir. Il est question de personnes à qui j’ai eu affaire ces dernières années ; des personnes malveillantes, maltraitantes avec leurs employés et qui avancent dans la vie comme des rouleaux compresseurs, l’objectif en ligne de mire et peu importe les dégâts sur le chemin. Des personnes qui manient à la perfection l’image, qui savent diriger l’appareil de façon à ce que la photo soit sublime et qui, en coulisses, abîment en profondeur. En écrivant cela, je pense à ces spectaculaires cathédrales et aux cadavres sur lesquelles elles sont érigées. Pourtant, celle qui a écrit le post loue la gentillesse de ces personnes. Les gentils seraient des gentils en certaines circonstances et des monstres en d’autres ? Les personnes blessantes et irrespectueuses pourraient être des anges. Selon quoi ? Il n’y aurait de vérité sur personne ? Nous pourrions avoir les cheveux violets et proposer notre aide à des inconnus, puis rentrer à la maison et hurler en postillonnant sur notre fils ? Nous pourrions maltraiter nos collaborateurs et servir avec bienveillance nos clients ? Les vérités seraient des récits que l’on étaye et auxquels on croit. Les angles réduiraient nos façons de voir, conduiraient avec fermeté nos façons de penser et d’agir. Qui peut exiger la constance des humains ? Qui peut revendiquer d’être ce gentil sur lequel on peut compter, en toutes circonstances ? Il m’est pourtant difficile de souscrire à l’idée que l’on puisse être monstrueux et bon à la fois. Peut-être est-ce facile de croire que les bons seraient toujours bons et les vilains toujours vilains. Une forme de lâcheté, une façon de fuir cette grande responsabilité consistant à composer avec les diversités et contradictions qui cohabitent en chacun de nous. Peut-être. Peut-être, sans doute, condamner est-il facile. Mais peut-être aussi, est-il vital, salvateur, de ne pas toujours céder à la compréhension.

...

Retour au récit

Retour au récit

Par Aurélie Jeannin

Les récits que nous faisons de nous sont très puissants. Certains nous ligotent, nous limitent. D’autres nous portent de façon grandiose et libérée. Je m’appelle Aurélie Jeannin. J’accompagne par le récit, sous des formes diverses.

Les derniers articles publiés