La vérité ? Elle lui rit au nez. Rien n’est vrai, rien n’est faux. Voilà, c’est ça la vie. C’est ça le récit de la vie.
Elle a dit ça doucement et fermement. Je me suis assise face à elle à huit reprises ces derniers mois, dans son appartement parisien frais en toutes circonstances. Je suis arrivée avec un énorme manteau et un bonnet, en suis repartie en redoutant la chaleur qui allait me tomber dessus une fois la porte de son immeuble refermée. Ces saisons ont égrené ses 84 années de vie. Elle n’est pas la première que j’accompagne pour raconter le récit familial afin d’en finir avec lui. D’autres avant elle ont ressenti le besoin de lâcher comme on vomit presque, ou comme on s’évanouirait plutôt, un irrépressible besoin de justice. Alors, ils ont raconté les naissances, les accidents, les morts, les caractères, les événements, les joies, les paix, les changements, tout ce qui fait une vie. Il fallait le faire ; une vie, c’est ça aussi. Mais je crois que leur besoin se nichait ailleurs. Il me semble que le noeud de leur allègement se situait dans le fossé. Il leur fallait raconter ce qu’il y a de lourd et sourd dans cet espace qui sépare la vitrine familiale de ses coulisses. Voici ce qui était insupportable, ce dont il était devenu urgent de se distancer. Pour rétablir, pour évacuer, pour casser le fil, dénouer, réparer, il fallait dire ce qui n’était pas su et pas dit mais qui avait été vécu. Tout ce qui circule ou stagne dans l’antre des familles (ces gens qui se retrouvent parce qu’ils sont issus des mêmes ventres). Elle avait besoin de dire à quel point une histoire familiale ne se résume pas à ses événements, qu’elle porte sa puissance et son influence dans les phrases prononcées et tues, dans les gestes, les décisions. Je me dis en l’écoutant que les récits les plus puissants sont bien là, dans les corps humains agissant. C’est assez simple finalement. J’en viens à me demander s’il existe autre chose que cela. Les dates sont des chiffres sur des frises mais l’enfant mal traité, la femme invisibilisée, toutes celles et tous ceux qui souffrent dans leur famille n’ont-ils pas surtout besoin de quitter le récit familial lointain, raccroché par habitude à un nom et une généalogie partagés, pour rejoindre les terres de leurs corps à côté de ceux des autres, pour raconter cette fois-ci, ce geste-ci, ce regard-là, ce mépris, cette colère, cette brimade, ce soin un jour, ce soutien un autre. J’ai envie de tirer sur les récits, non pas pour les étendre mais pour les faire descendre, jusque là, dans ces fossés qui séparent, dans ces salons, ces maisons, ces Noël et ces vacances, dans ces espaces et ces temps où les familles ont inscrit en nous leurs véritables marques.
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